BRECKINRIDGE Mary, Au secours des enfants du Soisonnais (par jean-François Jagielski)
Au secours des enfants du Soissonnais. Lettres américaines de Mary Breckinridge 1919-1921. Traduction et commentaires de Karen Polinger-Foster et Monique Judas-Urschel, Amiens, Encrage, 2012, 240 p.
Depuis une vingtaine d’années, un certain nombre de publications[1] se sont attachées à faire découvrir l’œuvre matérielle, sociale et morale du Comité américain des Régions dévastées (CARD) dans la région du Soissonnais. Cette œuvre, implantée dès 1917 sur le territoire de la commune de Blérancourt, était conjointement dirigée par Ann Murray Dike et Ann Morgan. Cette dernière, fille du dirigeant de l’une des plus importantes banques des Etats-Unis (J.P. Morgan), aurait pu mener la vie oisive à laquelle sa fortune personnelle l’autorisait. Mais cela aurait été assurément sans compter avec un caractère affirmé qui lui faisait déclarer qu’elle se refusait à jamais de n’être, selon ses termes, qu’une « riche idiote ». Aidée par un personnel presque entièrement féminin, elle mit en place une importante œuvre caritative qui visait à porter secours aux habitants de ce qu’on appelle alors les Régions dévastées (RD). En faisant notamment appel à la générosité des citoyens d’Outre Atlantique au moyen d’habiles campagnes de propagande[2] qui visaient à collecter des fonds et devaient aussi permettre d’« aider les gens à s’aider eux-mêmes, en leur apportant une aide matérielle et morale », selon les propres mots de Ann Murray Dike. D’abord cantonné à Blérancourt, le CARD essaime jusqu’à prendre en charge une vaste zone d’intervention dans le Soissonnais.
Si le rôle et l’œuvre de propagande du CARD sont bien connus grâce à l’important fonds d’archives conservés au musée franco-américain de Blérancourt, très peu de témoignages directs des membres de ce comité existent. Les deux dirigeantes du CARD nous ont d’ailleurs elles-mêmes laissé assez peu d’écrits personnels. La récente publication de 57 lettres inédites, retrouvées par Karen Polinger-Foster et écrites de la main de l’une des infirmières du CARD, Mary Breckenbridge[3], permet de compenser ce manque. La grande qualité de cette correspondance réside assurément dans la longueur, et donc la précision de chacune des lettres de l’infirmière adressées principalement à sa mère. On y découvre, dans le détail de la confidence, la vie quotidienne d’une américaine venue vivre dans le canton de Vic-sur-Aisne, un espace meurtri par la guerre, où, au fil des lettres, des hommes, des femmes et des enfants meurent encore et toujours à cause de la présence d’une multitude d’engins de guerre que la terre recrache quotidiennement. C’est aussi un monde d’absolu dénuement, tant matériel que moral. Les premiers habitants revenus dans leurs villages vivent pour la plupart dans les abris laissés par les soldats ou dans des baraquements de fortune. Ils parviennent difficilement à se mouvoir pour se procurer le strict nécessaire, tant les routes ont été détruites et les moyens de se déplacer sont devenus rares voire inexistants. Ils survivent tant bien que mal dans un univers de pur chaos où les habituelles infrastructures administratives, sociales, médicales et commerciales ont presque toutes disparu. Un monde où les tombes provisoires bordent les routes et où l’une des principales occupations du dimanche est d’aller les fleurir et les entretenir, afin qu’elles ne disparaissent pas. Une contrée où le spectacle est si effrayant que certains habitants sur le retour, désespérés, en viennent à se donner la mort[4].
Face à cet immense vide causé par la guerre en ces « pays aplatis » chers à l’écrivain Roland Dorgelès, la description des activités menées par les infirmières, les assistantes sociales, les conductrices de camions, de camionnettes, d’épiceries ambulantes voire de bibliobus sillonnant les contrées dévastées ne laisse pas d’étonner. Avec un souci de parfaite abnégation – la venue de caméramans ou de journalistes français et américains déconnectés des réalités ont plutôt tendance à agacer l’auteure de cette correspondance – l’ensemble du personnel féminin du CARD se démène chaque jour pour lutter contre les ravages causés par la malnutrition des enfants et les conditions d’hygiène déplorables dans lesquelles sont contraints de vivre les habitants. Fortement éprouvée à titre personnel par la perte d’un enfant, Mary Breckenridge va se spécialiser en France dans l’accompagnement de la toute petite enfance. Elle organise des « cliniques de surveillance des enfants, transportant des pèse-bébés (…) dans un camion, de village en village, à intervalles réguliers, pour peser et mesurer non seulement les enfants en dessous de 6 ans mais aussi les enfants plus âgés qui semble de santé délicate[5]. » Elle a ainsi en charge en 1919 la population infantile de 22 villages et ses journées n’en sont que plus harassantes. Mais cette correspondance laisse également place à l’évocation de l’immense travail mené par ses collègues : acheminement de graines, de poules, de lapins, de chèvres[6] qui seront revendus à prix coûtant (ou donnés) aux villageois les plus démunis, distribution de lait en poudre pour les enfants en bas âge, allocation de goûters aux enfants des écoles, de livres et de mobilier scolaire, achat et prêt de tracteurs ou d’engins agricoles modernes pour nettoyer et remettre en culture les riches terres du Soissonnais affectées par les combats[7], suivi social des familles les plus démunies, lutte contre la grippe espagnole ou la variole, mise en place et entretien d’hôpitaux dirigés par des femmes médecins (American Women’s Hospital), vente (ou distribution gratuite) de literies, de vêtements, de jouets, constitution de jardins d’enfants, diffusion de cours d’école ménagère. Les lettres de Mary Breckenridge témoignent ici d’un accompagnement hygiéniste et social exceptionnel pour l’époque, qu’on ne retrouvera généralisé que dans la France de l’après second conflit mondial. Cette correspondance permet également de mesurer comment fonctionnaient les services d’entre aide mutuelle entre les différentes œuvres, américaines, britanniques et celles de la Croix-Rouge au cœur même des RD. Leur efficacité est aussi réelle que directement mesurable : « Aucun de mes 70 bébés n’est mort cet été, précise une lettre en date du 31 août 1919[8]. »
Evoquons enfin cette très longue et très intéressante lettre du 8 juin 1919[9] où Mary Breckenbridge dresse un panorama de cette région qui, au sortir de la guerre, a beaucoup de mal à retrouver ses anciennes hiérarchies sociales, par ailleurs observées avec acuité par une étrangère qui maîtrise parfaitement la langue française. Tout d’abord, la paysannerie dont l’auteure, pleine d’admiration, compare l’abnégation au lendemain de la guerre à celle du soldat de Verdun[10]. Mais aussi une bourgeoisie faite de grands propriétaires terriens, ces Ferté, « riches et égocentriques ». Et enfin une noblesse, en complète perte de vitesse : avec ses « gentlemen-farmer » comme le comte Bertier de Sauvigny, maire de Coeuvre qui assure ses fonctions durant la presque totalité du conflit mais qui ne sera pas réélu aux élections municipales de 1919[11] ; la duchesse d’Albufera, propriétaire du château de Montgobert, issue de la noblesse d’empire mais qui a bien du mal à poursuivre ses œuvres de charité d’avant guerre pour avoir « été appauvrie par les pertes financière sur les mines de charbon » ; ou encore madame de Firino, propriétaire du château de Fontenoy mais qui ne l’occupe pas en ces temps difficiles (« pas le genre de personne qui abandonne son confort facilement et le luxe en aucun cas ») ; et enfin le vicomte de Reiset, propriétaire du château de Vic-sur-Aisne qui a été décoré pour des actes de résistance pendant l’occupation mais qui est une homme qui appartient plus au XVIIIe siècle (dont il collectionne les objets avec frénésie) qu’à son époque. En quelques pages, dans cette lettre adressée à une mère vivant à des milliers de kilomètres du Soissonnais, cette femme qui vit au quotidiennement au contact des gens de cette région, qui les visite, les côtoie, les aide, leur parle, les conseille, les soigne et discrètement les admire tous autant qu’ils sont, brosse un tableau étonnamment clairvoyant et vivant d’un territoire ravagé par la guerre où vivent – et parfois survivent – ces rescapés de la Grande Guerre.
[1] Evelyne Diebolt et Jean Pierre Laurant, Anne Morgan, une américaine en Soissonnais (1917-1952), A.M.S.A.M., 1990 ; Jean-Pierre Laurant, « Anne Morgan et le Comité américain des régions dévastées » in Collectif R. Cazals, E. Picard, D. Rolland (dir.), La Grande Guerre. Pratiques et expériences, Toulouse, Privat, 2005, pp. 375-382 ; Collectif, Des Américaines en Picardie. Au service de la France dévastée 1917-1924, Réunion des Musées nationaux, 2002.
[2] Certaines photographies faites pour ces campagnes de propagande ont été mises en ligne :
http://www.numerique.culture.fr/pub-fr/document.html?base=dcollection&id=FR-DC-SAP_012&from1=imgalea
[3]. Sur sa biographie et la suite de son engagement après son retour aux Etats-Unis, http://www.faqs.org/health/bios/50/Mary-Breckinridge.html
[4] Lettre du 23 mars 1919, p 41.
[5] Lettre du 1er mai 1919, p. 61
[6] Elles occupent une place importante dans cette correspondance car elles permettent de rassasier les nourrissons quand le lait maternel s’avère insuffisant.
[7] « Notre canton de Coucy[-le-Château] a 50 hectares cultivés cette année sur les 15 000 avant guerre. » Lettre du 31 août 1919, p. 120.
[8] p. 121.
[9] Voir pp. 82-87.
[10] Voir notamment la lettre du 24 février 1919, p. 34.
[11] Une notice portant sur ses mémoires lui a été consacrée sur ce site, dans la partie consacrée au témoignage.
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