CENDRARS Blaise, Faire un prisonnier (par Yohann Chanoir)
CENDRARS, Blaise, Faire un prisonnier, Folio-Plus Classiques, 2012, 150 p. 4,2 €, n°235. Dossier présenté par Marianne Chomienne.
Dans une collection destinée aux enseignants de lettres, ce numéro est consacré à un texte de Blaise Cendrars, engagé dans la Légion Etrangère lors de la Grande Guerre. La lecture est articulée autour de trois parties distinctes.
D’abord, le texte de l’écrivain. Il s’agit ici de la relation par Cendrars, à la première personne, du coup de main éponyme effectué par sa section en Somme, afin de faire un prisonnier. Le lecteur trouvera dans ce texte percutant à la fois de l’humour, le langage fleuri des tranchées, le mépris du soldat envers les gradés, tant les officiers de l’arrière jugés ainsi aussi « fumiers » que les sous-officiers du front et de précieuses indications sur l’expérience combattante. Dans un espace particulier, entre terre et eau, Cendrars analyse sans fard sa « petite guerre » menée dans « la grande guerre », sa « petite guerre d’indiens dans la grande guerre usinière ». Patrouilles, rapines, débrouillardise, rigolades, rien n’évoque une « brutalisation », mais plutôt une adaptation permanente aux conditions du conflit, sans haine de l’autre, sans patriotisme exultant, et avec la résolution d’y échapper sain et sauf. Or, à la lumière des avancées historiographiques sur la concurrence conflictuelle des temporalités, dans la lignée des travaux de François Hartog, ce texte offre de nouvelles perspectives d’étude. Cendrars distingue clairement dans le temps nouveau que constitue la guerre un « temps ordinaire », permettant de la supporter, composé à la fois d’un « horizon d’attente » et d’une routine rassurante, éloignée de la dangerosité du conflit et de ses rythmes. A ce « temps ordinaire » s’oppose sous la plume de l’auteur de L’or, un « temps imposé », le temps du coup de main, le temps du combat, aléatoire, dangereux, risqué, bousculant les équilibres et l’inscription dans la temporalité précédente. Les travaux d’André Loez sur les refus de la guerre avaient déjà pressenti cette échelle de temporalités et leur conflictualité. Le texte de Cendrars apporte un nouvel élément au débat et conforte les intuitions de notre collègue.
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à une analyse picturale. Le choix retenu est assez surprenant, puisqu’il s’agit d’un tableau de 1911 ! Même si Artillerie de Roger de la Fresnaye est jugé « prémonitoire » (p.79), même si le dossier établit une communauté de destins entre Cendrars et de La Fresnaye (tous les deux ont participé à la guerre), cette vision téléologique est dérangeante et ne permet l’association entre l’image et le texte qu’en prenant bon nombre de précautions scientifiques, dont la quantité s’avère dirimante pour être, par exemple, matière à une exploitation pédagogique. Nos collègues du secondaire éviteront ces dispendieux efforts en choisissant un tableau contemporain des faits évoqués.
La dernière partie propose six thématiques pour une lecture plurielle, dont certaines (« scènes de guerre », « du bon usage de l’argot ») intéresseront notamment tous les amateurs de textes littéraires.
Bref, un petit ouvrage dont le coût modique et la force du texte de Cendrars peuvent inciter à l’achat et à lecture féconde, tant par plaisir littéraire que par intérêt scientifique.
Yohann Chanoir
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